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« Je suis né dans une forêt en avril 1894, mois tempétueux entre une bourrasque et une soleillée. L’état civil dit à Villar-en-Val. », ainsi résonne la voix du poète dans le n° 81 du riche documentaire Un siècle d’écrivains, diffusé le 17 juillet 1996.
« La vraie vie », les termes sont empruntés à l’ouvrage de Gilles Gudin de Vallerin, spécialiste de l’auteur (Grain d’Sel, FL 841 DEL). Joseph Delteil, écrivain et poète français, la découvre, cette vie, au cœur des Corbières, dans la ferme de La Pradeille, au sein d’une famille modeste : un père bûcheron-charbonnier et une mère « buissonnière », nous rappelle Magali Arnaud dans l’article intitulé « Villar-en-Val et Pieusse : les lieux d’enfance dans l’œuvre de Joseph Delteil » tiré du livre Les aventures du récit chez Joseph Delteil (Grain d’Sel, FL 848 DEL). Famille modeste qui le dotera cependant d’un double fait en le berçant dans une langue occitane qui ne le quittera pas. En 1974, à l’occasion d’un entretien, le poète évoque avec tendresse et fierté son appartenance et son lien avec cette langue qui a accueilli et permis l’éclosion de sa personnalité autant que de ses premières idées : « Je rends grâce à Dieu d’avoir eu deux faits en mon berceau : le fait occitan et le fait français. ». Sa sensibilité littéraire mêle le patois occitan et le français qui influenceront son style et sa vision du monde, profondément enracinés dans la nature et la langue populaire. Comme le mentionne Marie-Françoise Lemmonier-Delpy dans la revue Europe en 2018, on retrouve cette sensibilité dans l’expression « le langage passé dans le pressoir » : « [Expression] singulière de Delteil, issue d’une correspondance, elle est représentative de cette image que l’on a de l’écrivain-paysan, au milieu de ses vignes, à la Tuilerie de Massane ».
Dans un département majoritairement radical, Delteil suit pourtant une formation cléricale : d’abord au collège Saint-Louis de Limoux, puis à Saint-Stanislas, à Carcassonne, où il termine brillamment ses études secondaires. Ce parcours l’oriente vers le catholicisme social et nourrit l’idée, un temps envisagée, d’une vocation sacerdotale, mais son esprit insoumis l’écarte bien vite des dogmes. À l’hiver 1913-1914, alors clerc de notaire à Limoux, il compose ses premiers poèmes en français ainsi que des textes en patois destinés aux almanachs. Mobilisé dans un régiment colonial, il passe la guerre à Saint-Raphaël et publie en 1919 son premier recueil de poèmes, Le Cœur grec, auréolé d’un prix à l’Académie française l’année suivante.
Après quelques mois passés dans les Vosges, il s’installe à Paris en 1920, à l’âge de 26 ans : « J’étais très ingénu, je ne savais rien, je ne connaissais rien, mais j’entrais tout d’un coup dans le monde le plus libre, le plus étonnant, le plus génial… ». Il fréquente alors des cercles intellectuels variés et rencontre Pierre Mac Orlan, qui favorise la publication de son premier roman, Sur le fleuve Amour (1922, disponible à Grain d’Sel), au style éclaté et sensuel. L’ouvrage attire l’attention d’Aragon et d’André Breton, chef de file du mouvement surréaliste, qui admire son imagination débridée. Cependant, Delteil refuse toute étiquette et rejette l’idée de s’enfermer dans un style, préférant suivre son propre chemin. Il suscite curiosité et débats par ses textes singuliers : Choléra (1923, disponible à la médiathèque de Capendu), Les Cinq sens, (publié en 1924, une édition originale est consultable à la Bibliothèque de conservation et une édition de 1983 empruntable en médiathèque), ou encore Jeanne d’Arc (1925), iconoclaste et passionné. Ce dernier roman, pour le moins atypique au vu du sujet traité, lui vaut le prestigieux Prix Femina-Vie heureuse (aujourd’hui, Prix Femina), couronnant une approche audacieuse et une vision personnelle de l’héroïne nationale. Cette récompense, attribuée par un jury féminin et consacrant le plus souvent des œuvres d’avant-garde, lui apporte une notoriété fulgurante, mais suscite aussi de vives controverses dans les milieux religieux mais aussi chez les surréalistes, dont la conséquence immédiate est la rupture avec une partie d’entre eux.
Dès lors, il choisit de s’exclure du monde des Lettres alors qu’il n’a pas 40 ans. Ses retours réguliers à Limoux et Pieusse nourrissent une poésie ancrée dans son terroir : Ode à Limoux (1927), La Belle Aude (Editions d’Art Jordy, 1930, consultable à la Bibliothèque intercommunale de conservation). Cette même année, il rencontre Caroline Dudley Reagan, créatrice de la Revue nègre, qu’il épouse en 1937. Loin des intellectuels parisiens cravatés, ils s’installent ensemble à la Tuilerie de Massane, à Grabels, près de Montpellier, où Delteil revendique sa figure de « poète-vigneron ». Il s’y sent comme le maître du monde : « Je suis en somme un grand sauvage, un primitif, un indigène. Tout ce que j’aime au monde, c’est la liberté de vivre indépendamment du monde entier ».
S’il garde tout au long de sa vie un lien intime avec le catholicisme, c’est avant tout par son hédonisme, son goût de l’instant et son exaltation des sens qu’il marque durablement. Ces accents séduisent la génération de 1968, l’année de la parution de La Deltheillerie, œuvre qui lui vaut un nouveau succès. Des écrivains comme Henry Miller ou Michel Déon louent sa liberté d’esprit. Les jeunes poètes et chanteurs – dont Georges Brassens et Léo Ferré – s’intéressent à sa verve anticonformiste.
Joseph Delteil s’éteint en avril 1978, à quelques jours de ses 84 ans.
De ce personnage haut en couleurs, écrivain-paysan comme il aimait à se définir et adepte du dadaïsme, l’œuvre, constituée de trente-six publications, compose un discours inspiré et jubilatoire. Elle reste marquée par une liberté de ton, une sensualité de l’écriture et une célébration de la vie dans toutes ses dimensions. Entre audace et ferveur, elle témoigne également d’un esprit profondément enraciné dans sa terre natale tout en s’ouvrant à l’universel.
Lire Delteil, c’est entrer dans un monde où la langue se fait chair, souffle et lumière.