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Les livres de collaboration
« Mais à côté de la lecture même, existe et subsiste l’aspect d’ensemble de toute chose écrite. Une page est une image », écrivait en 1927 Paul Valéry dans le tout premier numéro de la revue « Arts et Métiers Graphiques », dans un article intitulé Les deux vertus d’un livre. Le livre d’artiste, souvent considéré comme une œuvre d’art à part entière, occupe une place singulière dans le paysage culturel. Bien que de nombreux spécialistes se soient attachés à le définir, les contours de sa matérialité restent encore indistincts, voire incertains : œuvre ayant la forme d’un livre ? Livre prenant la forme d’une œuvre ? Livre objet ? Livre de dialogue ? Livre de pauvre ? Avec ou sans texte ? Il serait trop long de revenir sur les multiples formes que peut adopter le livre d’artiste, c’est pourquoi seront présentés ici les œuvres réalisées « à quatre mains », impliquant un auteur et un artiste, dont le tirage est généralement limité à quelques dizaines d’exemplaires, quelques centaines tout au plus. Qu’il s’agisse d’un désir commun ou d’une commande d’éditeur, ce premier article sera ainsi consacré aux livres d’artiste issus d’une collaboration effective, réelle, entre un écrivain et un artiste.
L’une des formes les plus fascinantes du livre d’artiste est peut-être celle où un artiste et un auteur travaillent main dans la main pour créer une œuvre commune. Cette collaboration directe promet une symbiose entre le texte et l’image, où chaque élément enrichit l’autre. Les artistes et les écrivains engagent un dialogue créatif, où les mots inspirent les formes et inversement. Loin de la seule fonction d’illustration d’un texte, les œuvres sont alors à considérer comme autant de véritables signes porteurs de sens, au même titre que les mots qu’elles accompagnent. Cette interaction crée des œuvres uniques, où le texte et l’image sont indissociables.
La Bibliothèque de conservation possède de nombreux ouvrages réalisés ainsi. Le poète Alain Freixe, originaire de Perpignan, a souvent participé à la création de livres d’artistes, telle qu’en témoigne encore sa récente collaboration avec le graveur Bernard Alligand, dans L’imprévisible, ami, l’imprévisible, en 2021, aux Editions d’Art FMA (Bib. de cons. RES D 091162). Cette œuvre inédite fait l’objet d’un « coup de cœur » que vous pourrez retrouver dans le courant du mois de mai sur la page d’accueil de notre catalogue. Grand ouvert (Bib. de cons. RES E 090902) quant à elle, est une œuvre éditée en 2011 dans laquelle le texte imprimé d’Alain Freixe est « mis en livre » par l’artiste Anik Vinay aux éditions L’Atelier des Grames, collection « Espaces de peu ». L’approche de la prose poétique de l’auteur est rendue fluide grâce au format Leporello, un pliage spécifique en accordéon qui permet une lecture en continu et invite à une immersion totale dans l’univers scriptural et graphique de l’œuvre. La Bibliothèque de conservation possède l’exemplaire n° 13 / 31 de cette œuvre, signé par l’auteur.
La richesse propre à ces dialogues originaux et porteurs de créativité se retrouve dans l’œuvre de Serge Pey et Bernadette Février, auteur et artiste, qui n’ont pas manqué de saisir l’opportunité du travail à quatre mains. Dans leur Dédicace des Corbeaux : IV (Ed. Rencontres, 2008, exemplaire n° II / IX réservé aux éditeurs et signé par l’auteur, Bib. de cons. RES E 090666) la poésie tellurique, puissante, presque impérieuse de Serge Pey, lui-même également artiste, répond aux œuvres oniriques et tempétueuses de Bernadette Février. Leurs langages s’interpellent et se mêlent l’un à l’autre, générant un va-et-vient libre et constant de symboles artistiques et d’exigences narratives poétiques. La collaboration entre ce même poète originaire de Toulouse et l’artiste Giney Ayme prend forme dans l’œuvre De l’équilibre des noms – Poèmes des quatre bâtons de la balance, éditée en 15 exemplaires et imprimée en sérigraphie aux éditions Rencontres en 2005 (Bib. de cons. RES G 090659).
D’autres exemples figurant dans le fonds de bibliophilie de la Bibliothèque de conservation viennent illustrer ce travail emblématique de cocréation. Dans leur Paysage (Bib. de cons. RES D 069542, édition originale n° 34 / 99, signée par l’artiste) Michel Reynaud, auteur et Raphaël Augustinus Kleweta, graveur – il est également le fondateur des éditions d’art Anima Mundi qui ont publié l’œuvre précitée – proposent leur variation de la peinture de paysages; les gravures de petit format sur cuivre et en relief, tirées sur presse à bras et rehaussés d’un lavis aux teintes bleutées, aux couleurs douces et aux traits appuyés, invitent le spectateur à une rêverie poétique portée par le verbe de Michel Reynaud. L’œuvre Pataclet (Bib. de cons. RES D 062656), du nom d’un poisson méditerranéen, tirée en 300 exemplaires, propose 6 gravures de l’artiste Elbio Mazet pour cheminer avec le textes de Charles Galtier. Sur l’une d’elle, l’artiste autodidacte qui a vécu à Castelnaudary, y représente un animal (lion, bœuf ?) que l’on rapprocherait volontiers de l’art singulier et d’une façon qui n’est pas sans évoquer les peintures rupestres où l’élan mouvementé du trait semble confirmer la nature sauvage du sujet traité. Cette édition originale numérotée 82 / 300 et tirée sur Vélin d’Arches est signée par l’auteur et par l’artiste.
L’étroite blessure du silence (Bib. de cons. RES D 063353), de Lionel Bourg et Charles Casset aux Editions Jacques Brémond, est une approche tourmentée de la création où les textes, écrits entre 1981 et 1984, les images et l’objet qu’ils bâtissent ne sont pas simples compléments, mais se répondent, se tendent mutuellement vers une expression commune. La prose poétique de Lionel Bourg semble proposer une réflexion philosophique, métaphysique de ce que provoque le manque, l’absence, le silence. L’écriture pourrait intervenir comme un baume chargé de soigner la « blessure » par des poèmes de longueur variables et rassemblés ici en un recueil. L’exemplaire conservé est le n° XX d’une série de tirages limitée à vingt exemplaires sur pur chiffon tilleul de Georges Duchêne, papetier au Moulin de Laroque et comporte, contrairement aux mille exemplaires sur papier écru réalisés par ailleurs, une encre originale de Charles Casset. Les œuvres de l’artiste ponctuent la poésie de Lionel Bourg : ces encres monochromes sobres et puissantes, aux formes d’inspiration végétales laissent parfois émerger l’image d’un masque populaire issu d’un pays inconnu ; serait-ce celui visé par « la recherche du pays d’à-côté, cette quête de la parole amie, tentative toujours à recommencer, toujours » ? Cette dernière phrase fait partie du colophon et a sans doute été ajoutée par Jacques Brémond, imprimeur, éditeur et typographe de l’ouvrage. Sa maison d’édition éponyme s’est attachée à mettre en valeur des textes de poésie contemporaine exigeants et des illustrations originales qu’il sublime par une édition soignée, une attention particulière portée à la typographie et des matériaux d’impression nobles. Il donnait ainsi naissance à des livres d’artistes rares et précieux, tant par leur contenu que par leur facture.
Ce dernier exemple de création, à six mains, auteur, artiste, imprimeur/éditeur, clôt de façon volontairement singulière ce premier article consacré aux livres d’artiste « de collaboration ». Vous pouvez venir découvrir ces ouvrages dans toute leur matérialité à l’occasion de l’exposition qui aura lieu du 30 mai au 1er juin au Salon de la Gravure à Montolieu. Loin d’être exhaustif, ce rapide panorama vous invite à visiter notre fonds de bibliophilie contemporaine sur notre catalogue en ligne. Tous les documents sont consultables sur place et sur rendez-vous !
Les livres « d’inspiration »
Parfois, le livre d’artiste naît de l’inspiration qu’un artiste puise dans les textes d’un écrivain renommé entré dans la postérité. Il s’approprie les mots pour créer une œuvre artistique en forme de variation du texte sur lequel il s’appuie. Cette démarche permet une proposition visuelle des œuvres littéraires, offrant une nouvelle dimension à la lecture de classiques qui se dotent des images proposées par l’artiste. Cette forme de livre de bibliophilie regroupe un certain nombre de caractéristiques telles que le dialogue entre deux créateurs, fût-il fictif, tirage limité et numéroté dont les exemplaires sont souvent signés par l’artiste, réalisation non standardisée, atypique… On rejoint ici la définition de Franck Bordas, éditeur : « l’artiste est le maître d’œuvre, le chef d’orchestre ». Le fonds de bibliophilie contemporaine de la Bibliothèque intercommunale de conservation regorge d’ouvrages de cette nature. Des maisons d’éditions se sont spécialisées et des artistes se sont faits imprimeurs, éditeurs, typographes et favorisent la publication de livres proposant un dialogue entre textes iconiques et variation artistique.
A ce titre, le dessinateur, peintre et graveur René Bonargent présente une production fleuve. Le FRAC (Fonds régional d’Art contemporain) du Centre Val-de-Loire mentionne à son propos : « En 1980 [il] choisit le livre comme espace de réflexion et de rencontre entre l’écriture et la gravure ». Fondateur, la même année, de la collection « Indifférence » à Châteauroux, René Bonargent s’est confronté aux grand noms de la littérature. Outre la déclinaison qu’il propose de l’Altera ego de Joë Bousquet, mentionnée dans un article précédent, l’artiste s’est mêlé à des textes classiques et de grande notoriété, multipliant les techniques et dialoguant avec les plus grands auteurs. De Balzac, avec Le chef-d’œuvre inconnu (Bib. de cons., RES D 068576) où il propose neuf estampes originales, à Jean Cocteau avec L’Ange Heurtebise (Bib. de cons. RES D 061747) qui présente six films polyester découpés, en passant par Edgard Allan Poe – traduit par Maurice Rollinat – et une variation du poème Le Corbeau (Bib. de cons. RES D 070486] que l’artiste (re)découvre par des découpures originales, sans oublier Baudelaire (Le voyage, Bib. de cons. RES D 066399) ou Rimbaud (Le bateau ivre, dessins et estampes, Bib. de cons. RES D 064069), plus de 30 livres de l’artiste sont précieusement veillés par la Bibliothèque intercommunale de conservation.
Plus proche de nous, la maison d’édition historique pour les livres d’artistes, les Editions Fata Morgana, basée à Saint-Clément-de-Rivière dans l’Hérault et fondée en 1966 par Bruno Roy, sociologue et traducteur, est la plus ancienne de la région Occitanie encore en activité. Les tirages y sont soignés, sur papier vergé, et la typographie revêt une importance cruciale. Un livre d’artiste des Editions Fata Morgana figure dans le fonds de Bibliophilie contemporaine : Au pré de mon ombre (Bib. de cons. RES E 090674) de Joë Bousquet, par Jean-Gille Badaire. Citons également, bien qu’inclus dans le Fonds local de conservation, les ouvrages Château ou Dieu est un autre (Bib. de cons. F REG D 280,36) de René Nelli avec une gravure originale de Lucien Coutaud ou encore Essais croisés, Joë Bousquet par Maurice Blanchot suivi d’un essai de Joë Bousquet sur Maurice Blanchot (Bib. de cons. FL 62 954) comportant des illustrations de Pierre Tal Coat.
Encore plus proches, Les Editions Le Libre Feuille, créées par Michel Boucaut en 1998 à Caunes-Minervois, ne sont pas en reste. Avec une publication par an, le graveur y édite ses créations artistiques en s’appuyant sur des textes d’auteurs célèbres. Pablo Neruda lui prête silencieusement le texte de La Lettre en chemin (traduite par Claude Couffon, Bib. de cons. RES E 086408) et ses gravures déambulent pour rendre hommage à l’auteur. En 2000, la poésie de Jacques Prévert a également inspiré l’artiste qui réunit alors huit poèmes de l’auteur dans Paroles : huit poèmes (Bib. de cons. RES E 076959) et les accompagne de ses gravures. Robert Desnos, lui, fait don posthume de son Corps et biens (Bib. de cons. RES E 080922) à l’art et offre à Michel Boucaut la possibilité de promener trois gravures autour de cinq poèmes de l’auteur.
Une autre maison d’édition audoise d’ampleur est apparue en 1990 : les éditions Anima Mundi, créées par l’artiste graveur Raphaël Augustinus Kleweta d’origine polonaise et installé dans l’Aude depuis les années 80. C’est à Belvèze-du-Razès que, concomitamment aux Editions Tirésias à Paris (fondées par Michel Reynaud), il déploie Les éditions Anima Mundi en 1989. Presque une dizaine d’ouvrages sont conservés, en voici une liste non exhaustive : Paysage : frugalité du printemps (Bib. de cons. RES D 069541), Paysage : poèmes (Bib. de cons. RES D 080930) ou encore Sommons le somme du sommeil (Bib. de cons. RES D 072806) tous trois avec des textes de Michel Reynaud, le dernier conjointement édité par Tirésias en 1993 ; Les signatures ou l’art sublime à révéler le sens caché des choses (Bib. de cons. RES C 082109) sur des textes de Johannes Kepler, Cornelius Aggripa von Nettesheilm et Giambattista Della Porta. Il est également à l’origine d’un livre d’artiste qui comporte de nombreuses gravures tirées par ses soins, le Signum Alchemiae Chymica Reverberata : sive cum obscurium indicium & Rerum Hermeticarum (Bib. de cons. RES E 080924). L’alchimie chère à l’artiste émane sans mal de ses gravures sur cuivre de petits formats d’un extrême raffinement.
Le livre à quatre mains trouve sa matérialité dans une autre déclinaison du livre : le livre-objet. Le livre peut y apparaître déconstruit, remanié, profondément repensé ou accueilli dans un écrin aux matériaux non immédiatement associés au livre, tels que le vinyle, le métal, le verre. L’artiste Laurence Bourgeois, dite Lô, propose une variation du poème « L’énigme », d’Hélène Dorion, tiré du recueil Ravir les lieux. L’énigme (Bib. de cons. RES 086182) de Lô réside dans une couverture extérieure en verre (la particularité de l’artiste) avec des incrustations de grisaille noire et d’émail rouge. De petit format, cette œuvre fragile, rare (7 exemplaires seulement) et précieuse retient toute l’attention du lecteur/spectateur par sa transparence qui ne dit pourtant rien du secret qu’elle héberge. Soleil-filaments (Bib. de cons. RES D 086183), d’un format à peine plus grand, recèle un manuscrit par l’artiste du poème de Paul Celan dans une couverture extérieure en verre incrustée de feuille d’or ; l’œuvre est un bijou.
Nous aurions bien pu citer – aussi – les Editions Rencontres, créées par Philippe Coquelet en 1992, d’abord dans les Ardennes où il crée, avec sa femme Bernadette, un Centre d’Art et de Littérature qu’ils installent ensuite à Montolieu au début des années 2000, poussés par la voix de Serge Pey, poète et artiste. Les Editions Rencontres ont, durant plusieurs années, fortement contribué à l’édition de livres d’artistes à quatre mains sur le territoire audois avec leur collection « Tête à texte » et la Bibliothèque de conservation possède nombre d’œuvres éditées par leurs soins. Ou encore parler des Editions Verdigris, de Judith Rothchild, artiste et Mark Lintott, typographe, qui ont installé en 1996 leur atelier dans le village des arts d’Octon, dans l’Hérault et y subliment les manières noires profondes et denses de Judith Rothchild par des mises en page savamment étudiées…
Voilà qui est fait.
Les bibliothèques patrimoniales jouent leur rôle dans la préservation et la valorisation des livres d’artiste créés à quatre mains tout en les rendant accessibles au public et aux chercheurs. Les expositions et les rencontres d’artistes, les articles publiés sur le blog des médiathèques de Carcassonne Agglo et le catalogue en ligne permettent de mettre en lumière ces trésors parfois méconnus.