Blog des médiathèques : Échos des médiathèques – décembre 2025 #2

Ce mois-ci, la Bibliothèque intercommunale de conservation met à l'honneur des documents multicentenaires ! Qu'ils aient 200 ou 500 ans, ces livres ont traversé les siècles et nous apportent aujourd'hui un témoignage de leur temps.

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Michel Jordy, Carte de vœux : bonne fête, ca 1907, BIC, Fonds Jordy, JOR I 001036.

C’est leur anniversaire (article 2/2): Monument, éloge et poésie – la naissance d’une mémoire publique

       L’année 1825 marque un tournant dans la construction d’une mémoire publique autour de Pierre-Paul Riquet de Bonrepos. Cet ingénieur visionnaire fit surgir, au XVIIᵉ siècle, l’un des plus ambitieux ouvrages hydrauliques de l’Europe moderne : le canal du Midi. Une génération portée par l’esprit commémoratif de la Restauration entreprend de raviver le souvenir de celui qui avait accompli l’un des plus audacieux projets de génie civil de son temps. Ce bicentenaire est ainsi l’occasion de mettre en évidence trois textes complémentaires qui paraissent cette même année :

        Bien que différents par la forme, ces trois ouvrages, conservés à la Bibliothèque intercommunale de conservation, sont publiés dans un contexte d’enthousiasme patriotique et de réappropriation du passé national. Ils forment un ensemble cohérent : l’établissement durable d’un lieu de mémoire (Caraman), la justification historique et civique (Don de Cépian) et la célébration littéraire (Soumet). Tous participent d’un même mouvement: ériger Riquet en héros civil, à la fois local et national, et inscrire durablement son nom dans la topographie de la France du XIXᵉ siècle.

        L’étude conjointe de ces trois ouvrages offre un regard privilégié sur la manière dont un territoire, une élite savante et un pouvoir politique façonnent, à un moment clé, l’image d’un homme auquel on doit un paysage transformé et un symbole d’ingéniosité.

Notice sur le monument érigé sur les pierres de Naurouze du Duc Maurice de Caraman : la mise en scène monumentale de la mémoire

        Le premier texte, écrit par le duc de Caraman, se distingue par son intention. Sous une forme en apparence technique, il s’agit en réalité d’un texte fondamental pour comprendre l’ancrage mémoriel de Riquet dans le paysage occitan. La Notice sur le monument érigé sur les pierres de Naurouze s’inscrit dans une démarche commémorative beaucoup plus matérielle.  

Le duc, mécène enthousiaste et organisateur des cérémonies de 1825, détaille la genèse du monument, son emplacement et son architecture. Naurouze, point culminant du partage des eaux, symbole géographique et hydraulique du canal, devient sous sa plume, un espace où se rencontrent nature, technique et mémoire. Cette Notice répond à trois fonctions :

Documenter la genèse d’un monument

Caraman explique les démarches, les financements, la construction et le lieu. Il consigne les décisions qui ont mené à l’érection d’un obélisque chargé de redonner une visibilité à l’œuvre de Riquet. C’est une écriture « officielle », proche du rapport, destinée à conserver la mémoire institutionnelle du projet.

Donner sens au lieu

Le choix de Naurouze n’est pas arbitraire : c’est le seuil où les eaux se séparent pour rejoindre l’Atlantique ou la Méditerranée. Caraman exalte le caractère symbolique de l’endroit, presque naturel de la commémoration. Le paysage lui-même devient récit : la géographie parle la langue de l’histoire

Créer un espace de pèlerinage civique

La Notice est aussi un texte fondateur destiné à encourager les visites, les cérémonies futures, l’attachement du public. En décrivant le monument, Caraman fait plus que transmettre : il disciple une manière de regarder. Il transforme Naurouze en un lieu de mémoire durable, où la France cultive le souvenir de Riquet.

Par cette écriture, il fixe le récit officiel de cet hommage et donne au canal du Midi une dimension patrimoniale avant l’heure : la mémoire s’inscrit désormais dans la pierre autant que dans les livres.

Éloge de Pierre-Paul Riquet de Bonrepos de Don de Cépian et l’éloge civique : la réhabilitation d’un grand serviteur de l’État

Face au matérialisme de Caraman, l’ouvrage de Don de Cépian adopte un ton plus classique, plus académique. L’Éloge répond au goût de la Restauration pour les discours historiques, moralisateurs et édifiants. Son ambition est de donner à Riquet la place qu’il mérite dans l’histoire administrative et technique de la France, en s’appuyant sur les faits et en rectifiant les oublis.

Son travail met en évidence les grandes étapes de la conception et de la réalisation du canal, les obstacles politiques et financiers rencontrés, l’engagement personnel de Riquet – qui y investit sa fortune et sa santé – et l’inscription de son œuvre dans le contexte intellectuel du XVIIᵉ siècle. Pour Don de Cépian, la figure de Riquet dépasse le génie visionnaire. Il est un serviteur exemplaire de l’État, mû par le sens de l’intérêt général. Il incarne l’homme de devoir, le travailleur inlassable, celui qui met son intelligence au service de l’utilité publique.

Cette dimension morale n’est pas anodine. En 1825, les élites souhaitent transmettre l’exemple d’hommes vertueux dont l’action peut inspirer la société. Le canal devient l’expression d’une vertu civique : persévérance, dévouement, probité. L’Éloge contribue ainsi à officialiser la place de Riquet dans l’histoire nationale. Là où Caraman ancre sa mémoire dans le paysage, Don de Cépian l’inscrit dans la tradition civique et administrative de la France.

Ode à Pierre-Paul Riquet de Bonrepos, d’Alexandre Soumet : la célébration poétique d’un héros romantique, maître des eaux.

À la rigueur du récit documenté et moralisateur cède la place à l’élan lyrique. Après l’homme de devoir patiemment établi par l’éloge, surgit le héros inspiré, que la poésie élève au-dessus du fait pour le porter vers le mythe. Avec Soumet, la mémoire cesse d’être seulement démontrée ; elle est ressentie.   

Lorsqu’il compose son Ode, Soumet est un poète reconnu, membre de l’Académie française depuis 1824. Son style, nourri de lyrisme romantique, s’accorde parfaitement avec la nature même de l’entreprise de Riquet : un projet visionnaire qui défie les obstacles, remodèle la nature et traverse les siècles.

L’ingénieur est un créateur, transformant les paysages, domptant les eaux, ouvrant des routes nou-velles pour les hommes. Il devient héros, le canal une œuvre presque mythique, et l’action humaine un geste créateur. Riquet est un inspiré, un homme en relation quasi mystique avec les éléments. Le poète exalte la maîtrise des eaux, métaphore puissante à une époque où le progrès technique commence à fasciner et inquié-ter à la fois. Le créateur du canal apparaît ainsi comme une figure prométhéenne, capable de concilier : la science et l’audace, la raison et le rêve, l’intérêt public et la volonté individuelle.

La mort de Riquet, survenue avant l’achèvement du canal, devient dans l’Ode une scène tragique : le créateur meurt sans voir son œuvre accomplie. Ce motif romantique en fait un martyr du progrès utile, un héros sacri-fié à son idéal. Soumet donne ainsi à Riquet une stature mythique, inscrivant son action dans l’esthétique du génie individuel, souvent incompris ou poussé à bout par son propre idéal, qui transforme le monde

Trois voix pour une même reconnaissance

Ces trois ouvrages, publiés simultanément en 1825, forment un triptyque commémoratif essentiel pour comprendre la naissance de la mémoire moderne de Pierre-Paul Riquet.
Caraman consacre la mémoire monumentale ; Don de Cépian honore la vertu et l’histoire et Soumet célèbre le génie. A travers ces trois registres — architectural, civique et poétique — la France de la Restauration ne célèbre pas seulement un ingénieur, mais un visionnaire dont l’œuvre a façonné les paysages, dynamisé une région et préfiguré le génie civil moderne.

Leur réunion forme le socle de la mémoire nationale de Riquet et fait de Naurouze un lieu symbolique où se rencontrent l’histoire, la poésie et la mémoire collective. Elle éclaire la manière dont un territoire, une élite savante et un pouvoir politique ont élaboré, à un moment clé, l’image durable de l’inventeur du canal du Midi. Ce bicentenaire est ainsi l’occasion de relire, d’interroger et de transmettre cet héritage fondateur.