Blog des médiathèques, Culture : Échos des médiathèques – novembre 2025

"Au cœur de la tourmente de la Première Guerre mondiale (1914-1918), la mémoire des hommes et des femmes s’est transmise à travers une multitude de témoignages et de documents. Carnets de guerre, correspondance, journaux de poilus, mais aussi affiches de propagande, dépêches officielles et arrêtés municipaux témoignent de l’intensité du conflit et de son impact sur toute la société. Ces traces, à la fois intimes et collectives, nous plongent au plus près de l’expérience vécue de la Grande Guerre."

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Des soldats et des hommes (article 1/2) : regards multiples sur la Grande Guerre, entre témoignage populaire, correspondance militaire et satire

La Première Guerre mondiale, par sa violence sans précédent, a profondément bouleversé les sociétés européennes. L’expérience du front, les conditions de vie des soldats et la manière dont la guerre fut perçue par ceux qui la vécurent directement ou indirectement ont laissé une trace dans une multitude de documents personnels et collectifs.

Trois sources, très différentes par leurs natures et leurs tons, offrent une vision complémentaire de ce cataclysme : Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918 (disponible à Grain d’Sel, FL 944.081 BAR),la correspondance du Lieutenant-colonel Georges Brissaud-Desmaillet (BIC, FLO F 022230)et la revue humoristique Le Rire aux éclats, journal de poilus rédigé dans les tranchées (BIC, M2C0). Ensemble, elles révèlent les contrastes entre les vécus individuels, la hiérarchie militaire et les réactions culturelles face à la guerre.

Ces trois regards — celui du simple soldat, celui du chef, et celui de l’humoriste — composent un triptyque éclairant sur la manière dont les contemporains ont tenté de comprendre, supporter et donner sens à la guerre.

Louis Barthas, la voix du peuple et le refus du mensonge

« Toi qui écris la vie que nous menons, au moins ne cache rien, il faut dire tout. » (Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, ed. La Découverte, Paris, 2013, p.130) 

Par ces mots, qui résonnent comme un véritable credo moral, Louis Barthas, tonnelier originaire de Peyriac-Minervois dans l’Aude, affirme le devoir éthique du témoin face à l’histoire. Caporal lors de la Grande Guerre, il a laissé à la postérité un témoignage d’une force rare. Ses Carnets de guerre, publiés par Rémy Cazals, sont d’une sincérité et d’une humanité exceptionnelles et dépassent la simple chronique d’un soldat pour devenir une œuvre universelle sur la condition humaine face à la guerre.

« C’est à la fois un document historique de premier plan et une grandeur littéraire. » C’est ainsi que François Mitterrand avait en son temps décrit l’œuvre du soldat, comme le mentionne l’article « Les carnets du tonnelier Barthas ont révolutionné notre vision de 14-18 » (La Dépêche du Midi, 29 août 2014).

En écrivant sans dissimulation, il offre une parole unique : celle des humbles, des oubliés, de ceux dont la mémoire risquait de s’effacer ; mais également une vérité : celle des hommes, des souffrances, des injustices et de l’espérance obstinée. Son écriture devient ainsi un acte de transmission essentiel, un héritage pour que la guerre ne soit pas seulement racontée par les vainqueurs, mais aussi par ceux qui l’ont endurée. Mobilisé en 1914, Barthas consigne jour après jour son expérience dans dix-neuf cahiers soigneusement tenus (soit 1732 pages comportant 333 illustrations dont 309 cartes postales) où s’expriment à la fois sa lucidité, sa lassitude et son humanisme. Sa plume, simple et droite, n’a rien d’un style d’écrivain, mais tout d’une conscience. Ses mots, d’une sincérité bouleversante, font surgir l’absurde et la grandeur mêlés de cette guerre sans visage.

Il y dénonce la brutalité des combats, la misère du quotidien dans les tranchées et surtout le fossé immense entre les soldats du rang et les officiers. Pour lui, la guerre est d’abord une tragédie sociale et humaine : il y observe la fraternité entre hommes de condition modeste, unis dans la souffrance, mais aussi l’injustice d’un système où les décisions meurtrières se prennent loin du front.
Barthas, pacifiste et socialiste, rejette l’idéologie patriotique dominante.

Ses carnets, longtemps restés manuscrits avant d’être publiés en 1978, bouleversent les lecteurs. On y découvre, non pas un héros, mais un homme, ordinaire, qui refuse de se résigner au silence. Non pas un récit d’exploits, mais une chronique de survie, de fraternité et de dignité humaine. Ils permettent de saisir le désenchantement d’une génération et de comprendre combien la guerre fut vécue comme une trahison des idéaux républicains. (Sur les pas de Louis Barthas, 1914-1918, Grain d’Sel, FL 944.081 SUR).

La correspondance du Lieutenant-colonel Brissaud-Desmaillet : entre devoir, responsabilité et intimité

À l’opposé de Barthas, le Lieutenant-colonel Georges Brissaud-Desmaillet appartient à la haute hiérarchie militaire, comme le rappelle l’article « Un général méconnu : Georges Brissaud-Desmaillet (1869-1948) » (Bulletin de la SESA, t. CXVIII, p.133-142).

Sa correspondance, rédigée pendant les années de guerre, offre un autre point de vue, celui du commandement. Elle révèle un homme conscient du poids de ses responsabilités, soucieux du moral de ses troupes comme de celui de ses proches. Là où Barthas décrit la guerre comme une expérience d’aliénation et de désillusion, Brissaud-Desmaillet la vit comme un devoir patriotique et un service à la patrie.

Toutefois, la lecture attentive de son courrier laisse transparaître des moments d’humanité : des inquiétudes pour ses soldats, une lassitude morale face aux pertes, voire un doute discret devant l’ampleur des sacrifices demandés. Ces lettres montrent aussi l’importance du lien familial dans le maintien du moral des officiers. La guerre y apparaît non seulement comme un champ de bataille mais aussi comme un espace intime où s’expriment l’attachement, la pudeur et la volonté de ne pas inquiéter ceux qui attendent à l’arrière. Ainsi, malgré la distance sociale et la différence de ton, la correspondance de Brissaud-Desmaillet rejoint, sur un autre registre, le témoignage de Barthas : tous deux traduisent la fatigue morale et le désir de retour à la paix.

Le Rire aux éclats, ou le rire comme résistance 

À côté des récits personnels, la revue Le Rire aux éclats illustre un autre visage de la guerre : celui de la satire et de l’humour, utilisés comme remparts contre la peur et la douleur. La bibliothèque de conservation détient, sous forme de recueil relié, l’ensemble des quatre années de publications du journal. Ce type de publication permettait de maintenir un certain moral collectif en tournant en dérision les difficultés du quotidien et les absurdités de la guerre.
L’humour, parfois grinçant, servait de soupape : caricatures d’officiers trop zélés, blagues sur la nourriture ou les ordres incohérents, dessins évoquant les permissions ou les relations avec l’arrière… La satire, loin de nier la souffrance, la rendait supportable. Dans une époque où la censure était très forte, la dérision permettait aussi de critiquer le pouvoir sans le dire ouvertement.
Ainsi, Le Rire aux éclats offre un regard collectif et symbolique : celui d’une société qui, pour ne pas sombrer, choisit le rire comme moyen de survie psychologique. En ce sens, il complète les écrits de Barthas et les lettres de Brissaud-Desmaillet : si l’un témoigne de la révolte intérieure du soldat et l’autre de la retenue du chef, la revue exprime une autre forme de réponse d’une nation entière cherchant à tenir bon.

Trois voix, une même mémoire : humanité, devoir et dérision

Ces trois voix, si différentes, se rejoignent dans une même volonté de témoignage et de survie spirituelle. Loin de s’exclure, elles se complètent : le soldat donne la vérité du terrain, l’officier exprime la conscience du devoir et l’humoriste révèle la dimension symbolique de la résistance intérieure. Ensemble, elles forment une mémoire plurielle de la Grande Guerre — à la fois intime, hiérarchique et collective — qui éclaire notre compréhension du XXᵉ siècle (Traces de 14-18: actes du colloque international tenu à Carcassonne du 24 au 27 avril 1996, Grain d’Sel, FL 944.081 TRA).

En définitive, ces documents constituent un triptyque de mémoire qui transcende les clivages sociaux et les formes d’expression. Chacun, à sa manière, traduit le même besoin vital : comprendre, dire, et surtout ne pas oublier. Par leurs mots ou leurs dessins, ces témoins ont su transformer l’expérience inhumaine de la guerre en un acte profondément humain, où la création devient résistance et transmission. Leur regard croisé nous rappelle que le souvenir de la Grande Guerre ne se résume pas à l’horreur des combats, mais à la persistance de l’esprit, à la volonté de sens et à la capacité de l’homme à retrouver, au milieu du chaos, la lumière fragile de son humanité.